5

Nora Kelly ouvrit les yeux. La nuit était tombée et le silence régnait dans sa chambre d’hôpital. La fenêtre était entrouverte sur le bruit sourd de la ville et une faible brise agitait doucement le rideau qui enveloppait le lit voisin.

Elle comprit qu’elle ne parviendrait pas à se rendormir, l’effet des antalgiques ayant fini par se dissiper, et décida de rester immobile en veillant à ne pas se laisser envahir par le chagrin. La vie était une suite capricieuse de moments cruels et elle se demanda un instant si le jeu en valait vraiment la chandelle. Elle s’appliqua à contenir sa tristesse, à se concentrer sur son crâne recouvert de pansements qui la lançait, sur les bruits qui l’entouraient. Au terme de bien des efforts, elle cessa de trembler de tous ses membres.

Bill était mort. Son mari, son amant, son ami. Il était mort sous ses yeux. Elle ressentait physiquement son absence, se sentait comme amputée. Bill avait définitivement quitté cette terre.

Le choc et l’horreur de sa disparition ne faisaient qu’augmenter à mesure que s’écoulaient les heures et qu’elle recouvrait toute sa lucidité. Comment un tel drame avait-il pu survenir ? Seul un dieu sans âme pouvait lui infliger une telle épreuve. La veille encore, ils fêtaient leur premier anniversaire de mariage, et voilà que… que…

Elle s’efforça de repousser la douleur qui menaçait de la submerger. Elle tendait déjà la main vers la sonnette, prête à réclamer une nouvelle dose de morphine, lorsqu’elle se reprit. Ce n’était pas la bonne solution. Elle s’obligea à refermer les paupières dans le vain espoir que la fatigue finisse par l’emporter. C’était à se demander si elle parviendrait un jour à retrouver le sommeil.

Un bruit se fit entendre. Le même qui l’avait tirée de sa torpeur quelques minutes plus tôt. Elle rouvrit les yeux. Un grognement provenant du lit voisin. La panique qui s’était brièvement emparée d’elle s’estompa aussitôt. On avait probablement installé une autre patiente dans sa chambre pendant qu’elle dormait.

Elle tourna la tête dans l’espoir de distinguer la forme de sa voisine à travers le rideau. Une respiration rauque lui répondit. Le rideau s’agitait, non pas sous l’effet d’un courant d’air ainsi qu’elle l’avait cru tout d’abord, mais parce que quelqu’un bougeait dans l’autre lit. Un soupir, suivi d’un bruissement de draps. Une silhouette se découpait en contre-jour à travers le rideau, qui se redressa avec un grommellement.

Une main s’avança, courut lentement le long des plis du tissu et trouva une ouverture à travers laquelle elle se glissa.

Hypnotisée, Nora distingua des doigts maculés de traînées sombres et humides. Comme du sang. Plus elle écarquillait les yeux, plus elle se persuadait qu’il s’agissait bien de sang. Une malade qui venait d’être opérée, dont les points de suture s’étaient écartés, peut-être.

— Vous vous sentez bien ? demanda-t-elle d’une voix sourde qui résonna dans le silence.

Un râle lui répondit tandis que la main écartait le rideau avec une lenteur terrifiante. En coulissant sur la tringle, les anneaux émirent un crissement effrayant et Nora chercha machinalement des doigts la sonnette d’appel.

À travers le rideau écarté, elle distingua une forme sombre en guenilles, le crâne couvert de mèches hirsutes et coagulées. Elle retint sa respiration, les yeux grands ouverts, et vit la silhouette tourner lentement la tête dans sa direction. De la bouche de l’être s’échappa un chuintement sale de siphon en train de se vider.

Les doigts de Nora trouvèrent le bouton et elle l’écrasa de toutes ses forces.

La silhouette posa les pieds par terre et attendit de retrouver son équilibre, puis elle se leva en titubant dans la pénombre et fit un pas vers la jeune femme. Un visage boursouflé, humide et couvert de boue traversa furtivement le rai de lumière qui filtrait à travers l’imposte aménagée au-dessus de la porte. Nora sentit une bouffée de peur l’envahir. De son pas traînant, la créature s’approcha, prête à la toucher…

Nora poussa un hurlement et se recroquevilla sur elle-même dans l’espoir d’échapper à cette vision de cauchemar, battant des pieds afin d’échapper aux draps qui la retenaient prisonnière, les doigts serrés autour du bouton d’appel. Pourquoi les infirmières ne venaient-elles pas ? D’un geste brutal, elle se libéra de ses perfusions en faisant tomber avec fracas la perche d’où pendaient les poches et s’affala par terre, prise de panique.

Affolée, l’esprit embrumé, elle distingua enfin des voix, un bruit de course dans le couloir. La lumière s’alluma et une infirmière l’aida à se relever en lui murmurant à l’oreille des paroles apaisantes.

— Ce n’est rien. Vous avez fait un cauchemar…

— Il était là ! hurla Nora en se débattant. Là !

Elle voulut pointer du doigt le lit voisin, mais l’infirmière la serrait fermement dans ses bras.

— Allons ! Il faut vous remettre au lit. Après une commotion cérébrale, ce n’est pas rare de faire des cauchemars.

— Non ! Il était là, je vous jure !

— Vous avez cru voir quelque chose, c’est tout. Tout ira bien, maintenant, la rassura l’infirmière en l’aidant à se remettre au lit avant de la border.

— Là ! Derrière le rideau !

Nora, le crâne vissé dans un étau, n’arrivait plus à penser.

Une autre infirmière pénétra dans la chambre, une seringue à la main.

— Je sais, je sais. Mais vous êtes en sécurité, maintenant.

On lui bassina doucement le front à l’aide d’un linge humide et elle sentit quelque chose lui piquer l’avant-bras tandis qu’une troisième infirmière relevait la perche à perfusions.

— … Derrière le rideau… dans le lit…

Malgré tous ses efforts, Nora sentait ses muscles se relâcher.

— Ici ? interrogea l’une des infirmières.

D’une main, elle tira le rideau, découvrant un lit aux draps soigneusement tirés.

— Vous voyez bien que c’était un cauchemar.

Nora sentit une torpeur rassurante l’envahir. Ce n’était qu’un mauvais rêve.

L’infirmière se pencha au-dessus d’elle et tira soigneusement les couvertures. Dans un demi-sommeil, Nora vit sa collègue changer la perfusion. Elle se sentait brusquement fatiguée, terriblement fatiguée. La réalité lui parvenait de très loin. Soudain, plus rien n’avait d’importance…

Valse macabre
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